Par Marie-Claude Dagenais, avocate, Lanctot Avocats S.A.
Dans le cadre d’une audience disciplinaire, il revient au plaignant, habituellement un syndic, de prouver, selon la prépondérance des probabilités et par une preuve claire et convaincante, la culpabilité du professionnel relativement aux reproches formulés dans la plainte disciplinaire[1]. Dans quelles circonstances est-il nécessaire pour lui de recourir à une preuve d’expert ?
L’expertise consiste à donner un avis sur des éléments factuels ou matériels liés à la preuve et elle a pour but d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée[2]. L’expert a pour fonction d’aider le juge des faits à tirer des conclusions à l’égard de questions qui débordent l’expérience ordinaire[3] et de fournir des renseignements scientifiques ou techniques[4]. Pour être recevable en preuve, l’expertise doit notamment être pertinente et nécessaire[5].
Dans le cadre particulier d’une audience disciplinaire, il appartient au conseil de discipline, composé d’un avocat qui le préside et de deux membres de l’ordre professionnel concerné, soit des pairs du professionnel intimé, d’apprécier la preuve et la crédibilité des témoins, y compris la preuve d’expertise, et de décider si le professionnel est coupable d’une faute disciplinaire. Si les pairs peuvent utiliser leurs connaissances particulières et leur expérience dans certains domaines de la profession afin de mieux comprendre la preuve soumise, ils ne peuvent en aucun cas suppléer à une absence de preuve ou la constituer[6].
Afin de bien cerner dans quel contexte la partie plaignante doit recourir à une preuve d’expertise, il faut garder en mémoire le principe voulant que les éléments essentiels d’un chef de plainte disciplinaire ne soient pas définis par son libellé, mais bien par les dispositions législatives et règlementaires invoquées[7]. Les dispositions de rattachement soulevées au soutien du chef d’infraction sont donc déterminantes afin d’établir le fardeau de preuve du plaignant.
En règle générale, il faut retenir qu’une preuve d’expert doit être présentée lorsque la norme ou le comportement attendu du professionnel n’est pas expressément prévu à la disposition de rattachement invoquée[8] ou qu’est soulevée une question de nature scientifique, technique ou d’une complexité nécessitant l’éclairage d’un expert[9]. L’expert sera alors la personne compétente pour renseigner le conseil de discipline sur l’existence de la norme applicable aux faits ou du comportement déontologiquement acceptable et pour l’aider à apprécier si le professionnel y a dérogé selon la preuve offerte[10]. Cette preuve est essentielle tant pour que le professionnel sache quel aurait été le bon comportement que pour que le conseil soit en mesure d’apprécier la preuve afin de déterminer s’il y a présence d’une faute[11].
Dans la majorité des cas, on peut avancer qu’une preuve d’expert est nécessaire pour prouver les manquements suivants:
- Avoir omis de tenir compte des principes scientifiques généralement reconnus[12];
- Avoir un comportement qui va à l’encontre de ce qui est généralement admis dans l’exercice de la profession[13];
- Exercer la profession de manière contraire aux normes scientifiques généralement reconnues ou aux règles de l’art[14];
D’autres infractions sont évidentes ou portent sur une norme relevant du sens commun ou dont le comportement acceptable s’infère explicitement du libellé de la disposition de rattachement. Dans ces circonstances, la preuve d’expert pour établir une norme ne sera pas exigée. L’interprétation de ces devoirs déontologiques relève alors de la compétence spécialisée du conseil en matière disciplinaire et le conseil est en mesure d’apprécier à même la preuve même du geste commis par le professionnel[15]. À titre d’exemple, il a déjà été décidé qu’il n’était pas nécessaire de présenter une preuve d’expert pour établir que le fait pour une infirmière de questionner une mère sur son couple alors qu’elle consultait pour les oreilles de son enfant correspondait à un comportement allant à l’encontre de ce qui est généralement admis dans l’exercice de la profession[16].
Voici d’autres reproches pour lesquels il a été déterminé qu’aucune preuve d’expertise n’était requise :
- Avoir omis d’informer dès que possible une cliente de l’ampleur et des modalités du mandat confié et d’obtenir son accord à ce sujet[17];
- Avoir procédé à une intervention chirurgicale sans la connaissance et le consentement préalable de sa patiente et sans égard au consentement opératoire réellement donné[18];
- Ne pas avoir eu une conduite irréprochable[19];
- Avoir fait usage de procédés déloyaux envers une consœur[20];
- Avoir eu un comportement manifestement dérogatoire à l’honneur et à la dignité de la profession[21];
- Avoir eu un comportement brusque[22];
- Ne pas avoir eu une conduite irréprochable envers une patiente en posant des gestes inappropriés, sans lien avec la raison de la consultation médicale et abusifs, contribuant de par ce fait à abuser de la relation professionnelle et à créer un climat de méfiance[23];
- Décider de la présence d’un conflit d’intérêts dans le cadre d’un chef reprochant d’avoir accepté ou continué un mandat[24];
- Interpréter le droit ontarien dans le but de déterminer si un membre avait été reconnu coupable d’une infraction à une loi sur les valeurs mobilières au Canada[25];
Il existe cependant des circonstances dans lesquelles l’expertise devra être écartée. Particulièrement, il faut éviter que l’expertise empiète sur la compétence du conseil en correspondant à un avis juridique[26]. Également, la preuve par expert d’une pratique, si répandue soit-elle, ne saurait faire échec à une norme déontologique claire et non équivoque énoncée dans une disposition d’un code de déontologie[27].
Si nous avons voulu dresser les grandes lignes des situations dans lesquelles le plaignant doit recourir à une preuve d’expert afin de rencontrer son fardeau de preuve, il ne faut pas perdre de vue que chaque cas présente ses propres particularités et qu’il n’y a pas de règle absolue quant à la nécessité d’une preuve d’expert[28].
- [1] À cet égard, voir notamment Lacombe c. Médecins (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 74,décision dans laquelle le Tribunal des professions est intervenu étant d’avis que le conseil de discipline avait erré en droit en transférant le fardeau de preuve sur les épaules du professionnel en lui imposant de se justifier plutôt que de se demander si le syndic avait démontré la faute.
- [2] Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01, art. 231.
- [3] R. c. Marquard, [1993] 4 RCS 223.
- [4] R. c. Abbey, [1982] 2 RCS 24.
- [5] R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9.
- [6] Dupéré-Vanier c. Camirand-Duff, 2001 QCTP 8 [Dupéré-Vanier]. Voir aussi Malo c. Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, 2003 QCTP 132 [Malo].
- [7] Tremblay c. Dionne, 2006 QCCA 1441.
- [8] Dupéré-Vanier, supra note 6. Médecins (Ordre professionnel des) c. Bissonnette, 2019 QCTP 51, pourvoi en contrôle judiciaire rejeté, n 500-17-108500-193 (6 juillet 2020) [Bissonnette].
- [9] Voir, a contrario, Jondeau c. Acupuncteurs (Ordre professionnel des), 2006 QCTP 87 [Jondeau].
- [10] Dupéré-Vanier, supra note 6.
- [11] Malo, supra note 6.
- [12] Dupéré-Vanier, supra note 6.
- [13] Malo, supra note 6.
- [14] Gonshor c. Morin, ès qualités (dentiste), 2001 QCTP 32.
- [15] Bissonnette, supra note 8. Voir aussi Podiatres (Ordre professionnel des) c. Bochi, 2019 QCTP 75, pourvoi en contrôle judiciaire rejeté à 2020 QCCS 2453 [Bochi], Bütter c. Psychologues (Ordre professionnel des), 2019 QCTP 13 [Bütter] et Malo, supra note 6.
- [16] Mongrain c. Infirmières, 1999 QCTP 36. Voir aussi Malo, supra note 6.
- [17] Bochi, supra note 15. Voir aussi Dentistes (Ordre professionnel des) c. Kolbach Rahausen, 2020 QCCDODQ 12.
- [18] Bissonnette, supra note 8.
- [19] Bütter, supra note 15.
- [20] Simard c. Notaires (Ordre professionnel des), 2005 QCTP 11, confirmé par Guillet c. Simard, 2007 QCCA 1458.
- [21] Weigensberg c. Chimistes (Ordre professionnel des), 2013 QCTP 41 [Weigensberg]. Voir aussi Opticiens d’ordonnances (Ordre professionnel des) c. Sbeiti, 2006 QCTP 98, Mailloux c. Médecins (Ordre professionnel des), 2014 QCTP 113, Jondeau, supra note 9 et Duval c. Hygiénistes dentaires (Ordre professionnel des), 2008 QCTP 200.
- [22] Technologues en imagerie médicale, en radio-oncologie et en électrophysiologie médicale (Ordre professionnel des) c. Pratt, 2020 QCCDTIMROEM 2.
- [23] Médecins (Ordre professionnel des) c Patterson, 2019 CanLII 129050 (QC CDCM).
- [24] Psychologues (Ordre professionnel des) c. Fernandez de Sierra, 2019 QCTP 10.
- [25] Loubier c. Smith, 2019 QCCA 812. [26] Gouin c. Bergeron, 2017 QCCA 8.
- [27] Weigensberg, supra note 21.
- [28] Physiothérapie (Ordre professionnel de la) c. Oliveira, 2017 QCTP 66.