Rédigé par Frédérique Cartier-Côté et Me Abigaelle Allard-Robitaille
Qu’est-ce qu’une poursuite-bâillon ?
La poursuite-bâillon, communément appelée SLAPP (strategic lawsuit against public participation) en anglais, est une poursuite stratégique. Elle vise à limiter la liberté d’expression de ceux et celles qui s’expriment ou prennent position sur des sujets d’intérêt public. L’objectif réel de la poursuite-bâillon est donc de neutraliser les actions politiques de ces organismes et individus en s’adressant aux tribunaux, afin de les intimider ou de les appauvrir.[1]
Les deux principales caractéristiques de la poursuite-bâillon sont les suivantes :
1. La poursuite-bâillon est une façade pour le demandeur. Ce dernier manipule le système judiciaire pour faire taire l’autre partie et l’empêcher de participer à des débats publics.Ainsi, la partie qui tente de bâillonner l’autre instrumentalise le système judiciaire au profit de ses intérêts politiques, sociaux ou commerciaux.
2. Il y a généralement une différence importante entre les moyens financiers des parties. La poursuite-bâillon, par son objectif ou ses effets, peut empêcher la partie ayant moins de ressources financières de se défendre convenablement.
Par exemple, dans le domaine de l’environnement, les poursuites-bâillons opposent souvent de grandes entreprises à des organismes engagés dans la lutte contre les changements climatiques.
Quels sont les recours de la partie visée par une poursuite-bâillon ?
Les articles 51 et suivants du Code de procédure civile interdisent la poursuite-bâillon . Ils donnent aux tribunaux le pouvoir de déclarer qu’une demande en justice est abusive.
La partie qui se croit visée par une poursuite-bâillon peut donc déposer une demande en rejet au motif d’abus. Si le tribunal lui donne raison, il peut notamment rejeter la demande en justice (partiellement ou en totalité). puis, condamner la partie demanderesse à verser des dommages-intérêts à la partie visée par la poursuite-bâillon.
Une plainte disciplinaire peut-elle constituer une poursuite-bâillon ?
En droit disciplinaire, l’article 143.1 du Code des professions permet à un conseil de discipline, à titre préliminaire, de qualifier une plainte de manifestement mal fondée, frivole ou abusive et de la rejeter. Bien que les pouvoirs d’intervention d’un conseil de discipline ne soient pas aussi vastes que ceux des tribunaux de droit commun (comme ceux de la Cour supérieure, par exemple), il demeure que les critères concernant l’interprétation de la notion d’abus de procédure sont sensiblement les mêmes.[2]
À la lumière de ce qui précède, certains professionnels ont déjà tenté de faire déclarer abusive une plainte disciplinaire que le syndic de leur ordre professionnel avait portée contre eux, au motif qu’elle constituait selon eux une poursuite-bâillon visant à les empêcher de s’exprimer publiquement.[3]
Nous pensons que les principales caractéristiques de la poursuite-bâillon sont difficiles à transposer au contexte d’une plainte disciplinaire déposée par le syndic d’un ordre professionnel.
En effet, au nom de la protection du public, un syndic a non seulement le pouvoir, mais le devoir d’enquêter sur la conduite d’un professionnel afin de déterminer si une plainte doit être portée contre lui.[4] Une fois la plainte déposée, il n’appartient pas au conseil de discipline de réviser la façon dont un syndic a mené son enquête, ni sa décision de déposer ou non une plainte.[5]
Certes, comme tous les citoyens canadiens, les professionnels ont des droits fondamentaux et peuvent les faire valoir, notamment leur droit à la liberté d’expression. Toutefois, en raison de leur appartenance à un ordre professionnel, ils sont tenus à des devoirs et obligations non seulement envers leurs clients, mais aussi envers le public et la profession. D’ailleurs, les membres d’un ordre professionnel peuvent uniquement faire l’objet d’une plainte disciplinaire pour des propos tenus alors qu’ils étaient membres d’un ordre.
Ainsi, on ne peut conclure que lorsqu’une plainte allègue une infraction pouvant limiter la liberté d’expression du professionnel, celle-ci doit automatiquement être déclarée abusive.
Lorsqu’un professionnel invoque son droit à la liberté d’expression dans une affaire disciplinaire, le conseil de discipline est plutôt appelé à mettre en balance, d’une part, les droits fondamentaux protégés par la Charte canadienne des droits et libertés et, d’autre part, les obligations professionnelles prévues dans les lois et règlements applicables en matière disciplinaire.[6]
Bref, à la lumière de l’état du droit sur la question, il nous semble difficilement concevable qu’une plainte disciplinaire déposée de bonne foi par un syndic et portant sur des propos dérogatoires puisse être qualifiée de poursuite-bâillon. Soulignons enfin que les syndics bénéficient d’ailleurs d’une immunité relative pour les « actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions »[7].
[1] Klepper c. Lulham, 2017 QCCA 2069 ; 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22.
[2] Landry c. Rondeau, 2012 QCTP 121, au para 26.
[3] Chimistes (Ordre professionnel des) c. Linard, 2023 QCCDCHIM 1 ; Mailloux c. Deschêsnes, 2015 QCCS 2619.
[4] Pharmascience inc. c. Binet, 2006 CSC 48, paragr. 37.
[5] Chimistes (Ordre professionnels des) c. Linard, 2003 QCCDCHIM 1, paragr. 131
[6] Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27 ; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12 ; Drolet-Savoie c. Tribunal des professions, 2017 QCCA 842.
[7] Code des professions, RLRQ c C-26, art. 193.