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Le droit à une défense pleine et entière en droit disciplinaire

Par Lanctot Avocats

Par Me Tarik-Alexandre Chbani

L’auteur traite du droit à une défense pleine et entière en matière de droit disciplinaire et des recours qui s’offrent à l’intimé en cas de violation. Il indique notamment que le droit à une telle défense n’est pas illimité et qu’il ne doit pas servir à transformer l’instruction de la plainte disciplinaire en procès d’intention du plaignant.

Introduction

Le droit disciplinaire est un droit sui generis, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un droit qui obéit à ses propres règles. Certaines proviennent du droit civil alors que d’autres sont empruntées au droit criminel, notamment le concept du droit à une défense pleine et entière. Le droit à une défense pleine et entière vise à s’assurer que l’intimé, soit le professionnel, puisse débattre de la plainte disciplinaire à armes égales avec le plaignant. En cas de violation à ce droit, certains recours s’offrent à l’intimé, allant même jusqu’à l’arrêt des procédures dans les cas les plus extrêmes.

Le droit à une défense pleine et entière

A. La naissance et les principales composantes du droit à une défense pleine et entière

Le droit à une défense pleine et entière naît dès la signification d’une plainte à l’intimé. Dès lors, le Conseil de discipline doit s’assurer que l’intimé est en mesure de présenter une défense pleine et entière, conformément à l’article 144 du Code des professions[1](ci-après : C.p.).

Le droit à une défense pleine et entière a plusieurs composantes. Il comprend notamment le droit de connaître avec une précision raisonnable les infractions reprochées ainsi que recevoir une divulgation de la preuve pertinente, qu’il s’agisse d’éléments inculpatoires ou disculpatoires.

B. Précision raisonnable de l’infraction reprochée

La plainte disciplinaire doit être accompagnée du serment du plaignant et, le cas échéant, d’un avis de dénonciation des pièces invoquées à son soutien[2]. La plainte doit indiquer sommairement les faits sur lesquels elle est fondée, notamment la nature ainsi que les circonstances de temps et de lieu de l’infraction reprochée au professionnel[3]. Le professionnel doit donc savoir ce que le plaignant lui reproche. Dans l’affaire Tremblay c. Dionne[4], la Cour d’appel enseigne que « les éléments essentiels d’un chef de plainte disciplinaire ne sont pas constitués par son libellé, mais par les dispositions du code de déontologie ou du règlement qu’on lui reproche d’avoir violées »[5]. Toutefois, dans le cas où la disposition de rattachement est une disposition générale, tel l’article 59.2 C.p., qui prévoit notamment l’interdiction de poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de la profession, il importe que le chef d’infraction soit suffisamment détaillé afin que l’intimé sache quel est l’acte qui lui est reproché. Dans l’affaire Lacoste[6], le Tribunal des professions a réitéré ce principe :

[33] Bien que « […] les éléments essentiels d’un chef d’une plainte disciplinaire ne sont pas constitués par son libellé, mais par les dispositions du code de déontologie ou du règlement […] », lorsque la plainte reproche un manquement à l’article 59.2 du Code des professions, elle doit décrire le comportement incriminé avec suffisamment de précision pour permettre au professionnel de savoir ce qu’on lui reproche et lui permettre de présenter une défense pleine et entière.

[34] Ceci implique que la preuve devra établir le manquement tel qu’il est formulé et que le professionnel ne saurait être déclaré coupable pour autre chose que ce qui lui est reproché dans la plainte.

Dans le cas où la plainte n’est pas suffisamment précise, l’intimé pourra présenter une demande de précisions au Conseil de discipline. Cette procédure permet à l’intimé de mieux circonscrire et comprendre les circonstances relatives au reproche contenu dans la plainte[7]. Une telle demande peut viser des précisions relatives non seulement aux circonstances de l’infraction, mais également à la preuve que la partie plaignante entend produire. Ainsi, l’intimé peut demander au plaignant qu’il identifie clairement les pièces ou les extraits de pièces auxquels fait référence un chef d’infraction, dans la mesure où ces précisions sont nécessaires pour lui permettre de connaître les pièces ou les extraits de pièces qui seront invoqués par la partie plaignante dans le cadre de l’administration de sa preuve[8].

Pour obtenir de telles précisions, l’intimé devra démontrer que le libellé du chef d’infraction et la preuve qui lui a été divulguée ne lui permettent pas de connaître ces précisions « ou que les gestes reprochés ne soient pas facilement identifiables »[9]. À défaut de le faire, il risque de voir sa demande de précisions être rejetée[10].

C. Divulgation de la preuve

Une fois la plainte disciplinaire déposée, le plaignant doit procéder rapidement à la divulgation de la preuve en transmettant au professionnel faisant l’objet de la plainte disciplinaire la preuve pertinente, à savoir tout élément de preuve disculpatoire ou inculpatoire qui pourrait l’aider dans la préparation de sa défense. Ce principe provenant du droit criminel a été incorporé en droit disciplinaire dans l’affaire Corporation professionnelle des notaires c. Delorme[11]. La divulgation de la preuve est une obligation continue. Les documents et renseignements reçus par le plaignant une fois la plainte déposée, dans la mesure où ils sont pertinents, sont visés par cette obligation.

Dans l’arrêt R. c. Egger[12], la Cour suprême a ainsi précisé la façon dont doit s’apprécier la pertinence :

Une façon de mesurer la pertinence d’un renseignement dont dispose le ministère public est de déterminer son utilité pour la défense : s’il a une certaine utilité, il est pertinent et devrait être divulgué — Stinchcombe, précité, à la p. 345. Le juge qui effectue le contrôle doit déterminer si l’accusé peut raisonnablement utiliser la communication des renseignements pour réfuter la preuve et les arguments du ministère public, pour présenter un moyen de défense ou autrement pour parvenir à une décision susceptible d’avoir un effet sur le déroulement de la défense comme, par exemple, de présenter ou non une preuve.

En matière disciplinaire, l’évaluation de la pertinence s’effectue au regard du libellé de la plainte disciplinaire. Dans l’affaire Audioprothésistes c. Côté[13], le Tribunal des professions a circonscrit la notion de pertinence à « ce qui est nécessaire pour débattre la plainte disciplinaire et à rien d’autre », précisant également que :

Seuls la nature de la plainte et son libellé doivent guider le décideur (le poursuivant lui-même, son procureur et les membres du Comité de discipline, le cas échéant) pour déterminer si cette obligation est satisfaite.

Le plaignant n’a donc pas à divulguer l’ensemble de son dossier d’enquête, lequel peut comprendre des documents confidentiels, non pertinents ou protégés par le secret professionnel. Il possède une certaine discrétion à ce sujet. Il importe de rappeler que le droit à une défense pleine et entière n’est pas un droit à une défense idéale[14] et que l’intimé ne peut exiger la divulgation que des documents ou des informations qui ont une réelle utilité pour la présentation de sa défense[15].

Ainsi, le plaignant n’a pas à divulguer des notes personnelles, lesquelles sont des documents de travail et peuvent contenir de l’information sur des stratégies d’enquête ou révéler une méthode d’enquête[16]. Rappelant qu’elles n’avaient pas à être divulguées, le Tribunal des professions a ainsi défini, dans l’affaire Gauthier c. Barreau[17], ce que comprenaient les notes personnelles, à savoir :

[…] des informations recueillies par le syndic et qui ne sont pas pertinentes ou qui sont privilégiées. Ce sont les documents de travail du syndic incluant les rapports et suivis, les analyses et commentaires, la liste des démarches à compléter, les stratégies, les calculs, les projets de procédures et tout autre document, sommaire, échange entre les syndics.

Outre les exceptions mentionnées précédemment, le droit à la divulgation de la preuve se limite aux éléments pertinents que le plaignant a en sa possession. Ainsi, il ne peut lui être reproché de ne pas avoir terminé son enquête. D’une part, comme indiqué précédemment, ni les conseils de discipline ni le Tribunal des professions n’ont compétence pour se prononcer sur la façon dont un syndic mène son enquête[18]. En fait, l’instruction d’une plainte disciplinaire ne doit pas se transformer en procès du syndic et de son enquête. Elle doit plutôt se limiter à la question de savoir si l’intimé est coupable ou non des reproches contenus dans la plainte disciplinaire. D’autre part, le plaignant n’a pas à divulguer des renseignements qui ne sont pas en sa possession[19].

Cela n’empêche pas l’intimé de s’enquérir de la légalité de l’enquête et de la cueillette d’informations ou de documents par le plaignant. Toutefois, ce dernier ne peut procéder à une expédition de pêche et tenter de s’immiscer dans le processus d’enquête du syndic au-delà de ce qui est nécessaire pour débattre de la plainte disciplinaire, comme le souligne le Tribunal des professions dans l’affaire Audioprothésistes c. Côté[20] :

Telle que formulée, la demande des professionnels d’avoir accès généralement au dossier d’enquête du syndic comporte un risque élevé de dérapage de la mission de protection du public dévolue au syndic et au Comité de discipline. Elle paraît nettement déborder ce qui est nécessaire pour garantir aux professionnels leur droit à une défense pleine et entière.

La nature de leur défense basée sur la mauvaise foi du syndic ne leur permet pas de s’immiscer d’emblée dans l’ensemble du travail accompli par le poursuivant disciplinaire afin de se porter censeur de ses actions. Ici comme dans tout processus judiciaire, il faut refuser ce qui pourrait devenir une excursion de pêche, selon l’expression consacrée. Il faut préférer le questionnement sur des faits aux contours précis plutôt que d’émettre une espèce de visa qui autoriserait la défense à enquêter à son tour sur l’enquêteur!

(Nos soulignements)

Pour établir qu’il y a eu une violation à ce droit, l’intimé « doit démontrer qu’il existe une possibilité raisonnable que la non-divulgation ait influé sur l’issue ou l’équité globale du procès »[21].

Si une violation au droit à la divulgation de la preuve est démontrée, la réparation qui doit être privilégiée est un ajournement[22] en sus de toute ordonnance visant à réparer la violation.

D. La remise de l’audition

En vertu de l’article 139.1 C.p., l’intimé peut présenter une demande de remise ou d’ajournement de l’audition si les circonstances le justifient. Mais quelles circonstances peuvent justifier une remise ou un ajournement ? Sont-elles en lien avec le droit à une défense pleine et entière ?

Ont été considérés comme des motifs sérieux justifiant la remise d’une audition des problèmes de santé rendant l’intimé inapte à subir une audition[23] et une divulgation de la preuve effectuée peu de temps avant l’audition[24].

Toutefois, considérant que le droit disciplinaire a pour objectif premier la protection du public et qu’il importe que les plaintes ou autres procédures disciplinaires se déroulent avec célérité, il revient à la partie qui demande la remise ou l’ajournement de présenter une preuve prépondérante à l’appui des motifs allégués au soutien de sa demande.

Ainsi, si une partie allègue ne pas avoir disposé d’un temps suffisant pour se préparer en vue de l’audition, elle devra démontrer que la situation justifie une remise ou un ajournement. Le fait que les pièces de la partie adverse lui aient été communiquées à l’intérieur des délais prévus à l’article 18 des Règles de preuve et de pratique applicables à la conduite des plaintes soumises aux conseils de discipline des ordres professionnels, soit au moins 15 jours avant l’audition, pourra amener le décideur à rejeter l’argument d’une partie voulant qu’elle n’ait pas disposé de suffisamment de temps pour se préparer[25].

Quant à une demande de remise ou d’ajournement fondée sur la condition médicale d’une partie, celle-ci doit démontrer qu’elle est réellement dans l’impossibilité de participer à l’audition. Dans l’affaire Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Fantini[26], le Conseil de discipline a rejeté la demande en remise de l’intimé, malgré la production de deux billets médicaux au soutien de sa demande, soulignant que l’audition disciplinaire n’est pas « une expérience exempte de stress » et que l’intimé ne peut s’attendre à bénéficier d’une défense idéale. Le Conseil avait également conclu que le fait que l’audition soit contre-indiquée ne signifiait pas que l’intimé était dans l’impossibilité d’y participer.

Bref, l’obtention d’une remise ou d’un ajournement doit se justifier par des motifs sérieux qui sont allégués par une preuve prépondérante et convaincante. Ce n’est que dans les cas où l’impossibilité pour l’intimé de présenter une défense pleine et entière est clairement démontrée qu’une remise de l’audition devrait lui être accordée.

II– LE RECOURS DE DERNIER RESSORT : L’ARRÊT DES PROCÉDURES

Lorsque le droit à une défense pleine et entière d’un professionnel a été violé et qu’il n’existe aucune autre forme de réparation possible, celui-ci peut demander l’arrêt des procédures dans la mesure où toutes les conditions nécessaires à son obtention sont réunies. Il s’agit de la forme de réparation la plus draconienne qui puisse être accordée[27].

Cette mesure ne doit être accordée que dans les cas où la conduite du plaignant est si grave qu’il n’existe aucune autre mesure pouvant réparer le préjudice causé par cette mesure[28]. Ainsi, il ne suffit pas d’invoquer une quelconque erreur ou faute de la part du poursuivant. S’il n’existe pas de préjudice réel, grave et sérieux, la demande en arrêt des procédures doit être rejetée. Ce préjudice doit compromettre de façon irrémédiable le droit de l’intimé de présenter une preuve pleine et entière ou l’intégrité du système de justice[29].

De plus, s’il existe une autre forme de réparation moins draconienne que l’arrêt des procédures, elle se doit d’être privilégiée.

Dans l’arrêt O’Connor[30], la Cour suprême a décrit les deux critères devant guider les décideurs lorsqu’il leur est demandé de se prononcer sur une requête en arrêt des procédures :

(1) Le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue ;

(2) Aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

La jurisprudence impose à l’intimé le fardeau de démontrer qu’il subit « un préjudice grave, réel et sérieux et que ce préjudice l’empêche de présenter une défense pleine et entière » ; il s’agit d’un lourd fardeau[31].

Si un doute ou une certaine incertitude demeure après l’application de ces deux critères, la Cour suprême a défini, dans l’arrêt R. c. Regan[32], un troisième critère, à savoir la mise en balance de l’intérêt servi par l’arrêt des procédures et de l’intérêt de la société à ce qu’un jugement sur le fond soit rendu. Ce critère a ainsi été défini :

S’il subsiste un degré d’incertitude quant à savoir si l’abus est suffisamment grave pour justifier la réparation draconienne que constitue la suspension, on applique un troisième critère : on met en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif sur le fond.[33]

Hormis les cas les plus manifestes d’abus de procédure ou de violation du droit à une défense pleine et entière, les intérêts de la société à ce qu’une décision sur le fond soit rendue primeront les intérêts privés du professionnel visé par la procédure disciplinaire. Le fardeau qui incombe à l’intimé de démontrer que la mise en balance de ses intérêts et de ceux de la société est très lourd[34]. Les conseils de discipline ont maintes fois réitéré que « le maintien de la discipline professionnelle est de première importance dans la société »[35].

De surcroît, le procureur de la partie intimée ou l’intimé lui-même, s’il n’est pas représenté par avocat, a un rôle à jouer dans le cadre de l’étude de la preuve. Il ne peut se limiter à pointer du doigt les possibles omissions ou oublis de la poursuite relativement à la divulgation de la preuve. Dans l’arrêt Stinchcombe[36], la Cour suprême a souligné que l’avocat de la défense qui constate une omission de la poursuite à respecter son obligation de divulgation doit, dès que possible, signaler cette omission.

Ainsi, lorsqu’il est question d’évaluer l’impact d’une irrégularité dans la divulgation de la preuve sur le droit à une défense pleine et entière de l’intimé, la diligence de l’intimé lui-même ou de son avocat doit être examinée[37]. Si l’intimé ou son avocat savait qu’il existait des documents ou des informations qui n’ont pas été divulgués alors qu’ils auraient dû l’être et qu’il ne le souligne pas, ce fait sera certainement pertinent dans le cadre de l’évaluation du préjudice subi. Il sera alors difficile, voire impossible, pour l’intimé d’invoquer qu’il a subi un préjudice sérieux, réel et irréparable en raison de la conduite de la partie plaignante. Dans l’arrêt Dixon[38], la Cour suprême s’est ainsi exprimée quant au rôle de l’avocat de la défense qui pouvait savoir qu’un document ou un renseignement ne lui avait pas été divulgué :

La réponse à la question s’il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour le motif que l’omission de divulguer du ministère public a rendu le procès inéquitable comporte un processus d’évaluation et de pondération. Si l’avocat de la défense savait ou aurait dû savoir, sur la foi d’autres renseignements divulgués, que le ministère public avait omis par inadvertance de divulguer de l’information, et qu’il n’a rien fait en raison d’une décision tactique ou d’un manque de diligence raisonnable, il sera difficile de retenir un argument selon lequel l’omission de divulguer a nui à l’équité du procès.

(Nos soulignements)

Il peut arriver que l’écoulement du temps mène à l’arrêt des procédures si un préjudice réel, grave et sérieux a été prouvé. Dans l’affaire Barreau c. Louski[39], l’intimé a réussi à démontrer que son droit à une défense pleine et entière était compromis en raison du décès de deux témoins importants depuis les faits à l’origine de la plainte. Ainsi, certains éléments de preuve qui existaient autrefois n’étaient plus à sa disposition, ce qui menaçait directement son droit à une défense pleine et entière. Le conseil de discipline, alors appelé « comité de discipline », s’était ainsi exprimé quant à l’évaluation de l’impossibilité pour l’intimé de présenter une défense pleine et entière :

Plusieurs éléments doivent être analysés avant de conclure qu’un intimé professionnel est privé de son droit de présenter une défense pleine et entière. Sans vouloir en donner une liste exhaustive, le Comité croit que les points suivants font partie de ces éléments : la nature et la gravité des infractions qui sont reprochées au professionnel ; le nombre de témoins potentiels pouvant être appelés à la demande du professionnel, et qui ne pourront plus témoigner; la perte de preuves documentaires ; le temps écoulé depuis la commission des infractions ; le rôle joué par le professionnel dans cet écoulement du temps ; le rôle joué par le professionnel dans le cadre de l’enquête menée par le syndic, et finalement l’impossibilité pour le professionnel de pallier aux éléments de défense manquants, lui causant ainsi un préjudice grave et sérieux.

Toutefois, les délais d’enquête ainsi que l’écoulement du temps depuis les faits à l’origine de la procédure disciplinaire ne peuvent, à eux seuls, suffire pour obtenir un arrêt des procédures. La preuve d’un préjudice réel, grave et sérieux demeure nécessaire[40]. Dans l’affaire Parizeau c. Barreau du Québec[41], la Cour supérieure s’est exprimée ainsi à ce sujet :

Qu’une enquête puisse prendre plusieurs mois, voire des années, peut se justifier par les interventions judiciaires et les mises en demeure de la partie enquêtée, la complexité des dossiers, le désir des enquêteurs de ne déposer des plaintes qu’après avoir un dossier étoffé afin de ne pas préjudicier indûment la réputation de la personne enquêtée… L’intérêt public commande qu’une infraction déontologique soit punie, et le seul fait que l’enquête prenne un certain temps ne saurait conférer une immunité à l’auteur de la faute. Si, advenant le dépôt de plaintes, la requérante considère qu’elle n’est plus en mesure de faire valoir une défense pleine et entière en raison du temps qui s’est écoulé entre l’infraction alléguée et l’audition, il lui reviendra alors de convaincre les membres du comité de discipline de fermer le dossier. Il ne revient cependant pas au Tribunal d’intervenir pour empêcher le dépôt de plaintes et ainsi empêcher un tel débat de se faire devant le forum approprié.

(Nos soulignements)

D’ailleurs, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas en droit disciplinaire, puisque l’intimé n’est ni un accusé ni un inculpé[42].

Conclusion

En somme, en droit disciplinaire, il existe de nombreuses garanties afin d’assurer à tout professionnel visé par une plainte disciplinaire de présenter une défense pleine et entière. Cette défense n’est toutefois pas illimitée et ne lui permet pas d’intenter une expédition de pêche ou un procès d’intention du syndic. Le droit à une défense pleine et entière vise à s’assurer que l’intimé puisse avoir toute l’information nécessaire et pertinente pour assurer sa défense et réfuter la thèse du plaignant. Le professionnel ayant l’obligation de collaborer à l’enquête du syndic et de répondre à toute demande de renseignements, il est juste et équitable que, dès la signification d’une plainte disciplinaire, des mesures soient obligatoirement prises afin qu’il puisse débattre de la plainte sur un pied d’égalité avec le plaignant. Lorsque la situation le justifie, l’intimé peut utiliser divers recours tels que la demande en précision et la demande en divulgation de la preuve pour s’assurer d’être en mesure de présenter une défense pleine et entière lors de l’instruction de la plainte. Si l’intimé ne peut présenter de telles demandes en raison de circonstances exceptionnelles, qu’il subit un préjudice réel, grave, sérieux et irréparable et qu’aucune autre mesure de réparation n’est possible, une demande en arrêt des procédures pourra alors être présentée.

* Me Tarik-Alexandre Chbani, avocat chez Lanctot avocats, s.a., concentre sa pratique en droit professionnel et disciplinaire.

  • [1] RLRQ, c. C-26.
  • [2] Règles de preuve et de pratique applicables à la conduite des plaintes soumises aux conseils de discipline des ordres professionnels, RLRQ, c. C-26, r. 8.1, art. 6.
  • [3] Art. 129 C.p.
  • [4]Tremblay c. Dionne, 2006 QCCA 1441, par. 84.
  • [5] Ibid.
  • [6] Lacoste c. Avocats (Ordre professionnel des), 2008 QCTP 175.
  • [7] Nemours c. Infirmières et infirmiers (Ordre professionnel des), 2010 QCTP 5, par. 29. Voir aussi Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Vu, 2020 QCCDPHA 6, par. 85-89.
  • [8] Barreau du Québec c. Elmaghri, 2018 QCCDBQ 31, par. 41-44.
  • [9] Bélanger c. Ingénieurs, 2002 QCTP 31, par. 26.
  • [10] Sturza c. Ingénieurs, 2005 QCTP 4, par. 17-19. Voir aussi Terjanian et Dentistes, 2002 QCTP 1.
  • [11] [1994] D.D.C.P. 297.
  • [12] R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, 467.
  • [13] Audioprothésistes c. Côté, 1999 QCTP 110.
  • [14] Legault c. Larivée (notaires), 2000 QCTP 7.
  • [15] Vernacchia c. Lair, 1995 CanLII 10906 (QC TP).
  • [16] Voir notamment Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Martineau, 2010 CanLII 100855 (QC CDOIQ), par. 52 à 57 ; Notaires (Ordre professionnel des) c. Prévost, 2018 CanLII 28231 (QC CDNQ), par. 33-37.
  • [17] Gauthier c. Barreau, 2002 QCTP 102, par. 26.
  • [18] Supra, note 2.
  • [19] Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Gosselin, 2018 CanLII 62867 (QC CDOPQ), par. 62-65.
  • [20] Supra, note 16.
  • [21] Leblanc c. R., 2010 QCCA 1891 , par. 53 ; voir aussi Brassard c. R., 2010 QCCA 17, par. 40, et R. c. Taillefer, R. c. Duguay, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307, par. 71-80.
  • [22] R. c. Thibault, 2004 CanLII 39977 (QC CQ), par. 58.
  • [23] Dentistes (Ordre professionnel des) c. Terjanian, 2019 CanLII 37012 ; Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Bouchard, 2017 CanLII 16436.
  • [24] Inhalothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Larouche, 2018 CanLII 79086, par. 108.
  • [25] Barreau du Québec (syndic ad hoc) c. Gauthier, 2018, QCCDBQ 38, par. 23-29.
  • [26] 2018 CanLII 145996 (QC CDOIQ), par. 62-69. [27] Voir notamment R. c. Babos, 2014 CSC 16, par. 30.
  • [28] R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S, par. 81 ; voir également R. c. Gorenko, 2005 QCCA 1002, par. 32, et Ingénieurs c. Bétournay, 2008 CanLII 90241.
  • [29] Ruffo (Re), 2000 QCCA 647, par. 64.
  • [30] Ibid.
  • [31] Psychologues c. Lemieux, 2016 CanLII 58329, par. 53 et 111 ; voir aussi Milunovic c. Bélanger, 2009 QCTP 105, par. 94 ; Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Swaminadhan, 2003 CanLII 74655 (QC CDOIQ), par. 35-37.
  • [32] R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 299.
  • [33] Ibid. Voir également R. c. Babos, 2014 CSC 16.
  • [34] R. c. Babos, , par. 44.
  • [35] Neiss c. Durand, Montréal, 500-05-011301-866, 22 avril 1987, p. 20 ; voir également Dentistes (Ordre professionnel des) c. Goulet, 2001 CanLII 38032 (QC ODQ), par. 72.
  • [36] R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, 341.
  • [37] R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244, 265-266.
  • [38] Ibid.
  • [39] Avocats c. Louski, [1999] D.D.O.P.
  • [40] Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Benedetti, 2018 CanLII 43265 (QC CDOIQ), par. 48-52. Voir également Huot c. Pigeon, 2006 QCCA 164, par. 45.
  • [41] Parizeau c. Barreau du Québec, 1997 CanLII 9307 (QC CS).
  • [42] Ingénieurs (Ordre professionnel des) c. Léger, 2017, CanLII 30961 (QC CDOIQ), par. 30-32.