Lorsque la plainte reproche au professionnel d’avoir fait défaut de respecter les règles de l’art, le syndic doit présenter une preuve d’expert devant le conseil de discipline. Ce principe énoncé par le Tribunal des professions est désormais bien connu en droit disciplinaire.[1]
Mais les « règles de l’art », c’est quoi au juste ? D’où proviennent-elles ? Qui peut agir comme expert ? Quand faire appel à un expert ? Comment le rapport d’expertise doit-il être rédigé ? Enfin, pourquoi recourir à l’expertise ?
Voici nos réponses à ces 6 questions concernant l’expertise en droit disciplinaire.
Quoi ?
Les « règles de l’art », ou les normes ou principes scientifiques généralement reconnus dans la profession, sont des règles à laquelle tous les membres d’un ordre doivent se conformer.[2]
La norme doit faire l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique[3] et être celle qui s’appliquait au moment du manquement reproché[4].
Où ?
Une norme ne se restreint pas nécessairement au territoire québécois.[5] Autrement dit, il est possible que la norme appliquée au Québec s’applique également ailleurs au Canada, voire ailleurs dans le monde. Cela dit, lorsque la norme québécoise diffère de celle qui est appliquée ailleurs, c’est celle du Québec qui doit être respectée.[6]
La norme peut notamment être prouvée par la littérature scientifique sur le sujet[7] ou par ce qui est enseigné aux futurs professionnels.[8] Les guides adoptés par un ordre, sans pour autant avoir une valeur normative ou contraignante[9], peuvent également constituer des références déontologiques.[10]
Qui ?
Un expert est celui qui « a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage ».[11] Son opinion doit être indépendante, impartiale et exempte de parti pris.[12]
Quand ?
Le syndic joue un double rôle : celui d’enquêteur et celui de plaignant devant le conseil de discipline.[13]
Durant son enquête, il a le droit de s’adjoindre un expert pour l’assister dans ses fonctions.[14] Toutefois, la décision de porter plainte ou non relève du syndic seulement.[15]
Si le syndic décide de porter plainte, l’expert dont il a retenu les services pourra alors agir à titre de témoin-expert dans le cadre de l’audience devant le conseil de discipline.
Pour remettre en question l’application de la norme, le professionnel devra lui aussi présenter une preuve d’expert.[16]
Comment ?
Le rapport d’expert doit respecter certaines exigences. Il doit notamment être bref, mais suffisamment détaillé et motivé.[17]
Lorsqu’un manquement aux règles de l’art est allégué, on peut généralement s’attendre à ce que le rapport contienne :
- L’identification de la norme applicable au moment des faits ;
- L’analyse des gestes posés par le professionnel au regard de la norme applicable ;
- Le raisonnement qui aidera le conseil de discipline à déterminer si les gestes posés constituent ou non un écart marqué par rapport à la norme.[18]
Vu leur obligation de présenter une preuve d’expertise fiable, claire, compréhensible et pertinente, les avocats des parties peuvent contribuer dans une certaine mesure à la forme et au contenu du rapport, pour autant qu’il n’y ait aucune interférence avec les devoirs d’indépendance et d’objectivité de l’expert.[19]
Sauf exception, les projets de rapports d’expert n’ont pas à être communiqués à l’autre partie[20], notamment vu le privilège relatif au litige et le droit au secret professionnel dont bénéficient tant le professionnel que le syndic.[21]
Pourquoi ?
En droit disciplinaire, il peut arriver qu’une preuve d’expert soit pertinente ou nécessaire, même lorsque ce n’est pas un manquement aux règles de l’art à proprement dit qui soit reproché au professionnel.
En voici trois exemples dans la jurisprudence des dernières années :
- Dans un contexte où le syndic demandait la radiation provisoire immédiate d’un médecin, celui-ci aurait dû pouvoir présenter une preuve d’expert pour démontrer l’urgence médicale au moment des gestes qui lui étaient reprochés ; [22]
- Le syndic a eu recours à une preuve d’expert pour démontrer que certaines publications d’un chimiste, notamment sur Facebook, contenaient des affirmations qui étaient contraires à la littérature scientifique ; [23]
- Même si les renseignements portés par l’audioprothésiste à ses dossiers-clients étaient effectivement minimalistes, fragmentaires et souvent illisibles, le syndic aurait dû établir par preuve d’expert la norme applicable à la tenue des dossiers des audioprothésistes. [24]
Pour toute autre question en lien avec la preuve d’expert en droit disciplinaire, n’hésitez pas à communiquer avec notre équipe.
[1] Dupéré-Vanier c. Camirand-Duff, 2001 QCTP 8.
[2] Gruszczynski c. Avocats (Ordre professionnel des), 2016 QCTP 143, par. 56.
[3] Bisson c. Lapointe, 2016 QCCA 1078, par. 59 et 60
[4] Gonshor c. Morin, ès qualités (dentiste), 2001 QCTP 32, par. 32.
[5] Breger c. Médecins (Ordre professionnel des), 2019 QCTP 106, par. 23.
[6] Laplante c. Audioprothésistes (Ordre professionnel des), 2024 QCTP 36, par. 34-35.
[7] Dupéré-Vanier, supra, note 1, par. 32.
[8] Bisson c. Lapointe, supra, note 3, par. 58 ; Malo c. Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, 2003 QCTP 132, par. 18.
[9] Médecins (Ordre professionnel des) c. Garber, 2012 QCTP 48, par. 24 ; Allard c. Comptables professionnels agréés (Ordre des), 2020 QCTP 36, par. 29 à 37 (requête en révision judiciaire rejetée : 2021 QCCS 4679 ; requête pour permission d’appeler rejetée : 2022 QCCA 113)
[10] Belhumeur c. Ergothérapeutes (Ordre professionnel des), 2011 QCTP 19, par. 28 (requête en révision judiciaire rejetée dans 2012 QCCS 1359).
[11] R. c. Mohan, [1994] 2 RCS 9.
[12] White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., [2015] 2 RCS 182, par. 32.
[13] Pharmascience inc. c. Binet, [2006] 2 RCS 513, par. 37 ; Code des professions, RLRQ c C-26, art. 122 et 128.
[14] Code des professions, supra, note 12, art. 121.2.
[15] Ordre des ingénieurs du Québec c. Gilbert, 2016 QCCA 1323, par. 38.
[16] Larouche c. Travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (Ordre professionnel des), 2021 QCTP 30, par. 93 à 95.
[17] Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01, art. 238.
[18] Voir le fardeau de preuve résumé dans Gonshor, supra, note 3, par. 48.
[19] Moore v. Getahun, 2015 ONCA 55, par. 57 ; The Advocates’ Society: Principles Governing Communications with Testifying Experts (June 2014).
[20] Moore v. Getahun, supra, note 18, par. 71 ; Thébaud c. R., 2019 QCCA 724, par. 28 ; Poulin c. Prat, 1994 CanLII 5421 (QC CA), par. 29.
[21] Blank c. Canada (Ministre de la Justice), [2006] 2 RCS 319, par. 45 ; Tremblay c. Mpantis, 2023 QCCA 345, par. 52 à 63.
[22] Climan c. Médecins (Ordre professionnel des), 2024 QCTP 5.
[23] Chimistes (Ordre professionnel des) c. Linard, 2023 QCCDCHIM 3.
[24] Audioprothésistes (Ordre professionnel des) c. Laplante, 2017 CanLII 50535 (QC OAPQ).
